martes, 11 de diciembre de 2018

Fin du mois, fin de régime, fin du monde



(publié en espagnol dans le journal El Salto Diario)

Les gilets jaunes sont apparus en France il y a trois semaines. Une bien curieuse explosion de couleurs dans la grisaille de l’automne, mais aussi une demande massive d’aide, ou plutôt qu’une demande une constatation du refus d'assistance à personnes en danger de la part des pouvoirs  publics qui auraient dû la prêter. Un gilet jaune est un vêtement que l’automobiliste français - et celui de la plupart des pays européens - doit avoir dans sa voiture pour être visible s’il doit quitter son véhicule en cas de panne ou d’autres urgences. Le gilet jaune est quelque chose que "tout le monde" a dans sa voiture et qui, lorsqu'il est porté, indique un état de besoin. Les deux éléments de la sémiotique du gilet jaune, son universalité inséparable d'un vide idéologique et son utilisation en tant qu'indicateur de danger ont été déterminants pour le succès de la mobilisation. Ce mouvement spontané et hétéroclite a disposé immédiatement d'un nom: "les gilets jaunes" et le simple affichage d'un gilet jaune derrière le pare-brise est un signe simple de solidarité qui a été utilisé depuis les premiers jours par des millions d'automobilistes français. Le gilet jaune est un "signifiant vide" qui prend la forme d'un objet fétiche et non celle d'un leader, et admet donc derrière lui ou dessous de lui une pluralité de discours difficilement compatibles avec une représentation personnelle. Le gilet jaune ne parle pas, ce qui fait que chacun doit "le faire parler", lui donner un sens.

La base matérielle du mouvement est une révolte anti-fiscale contre une taxe sur le gazole et autres carburants destinée à favoriser la "transition écologique". Rien ne devrait s'opposer à une telle taxe si, malgré sa justification officielle, sa véritable fonction n'était en réalité de combler le vide laissé dans les caisses de l'État par une forte réduction des impôts des plus riches. L'association d'un prétexte "progressiste" et "écologiste" avec une manœuvre fiscale de redistribution de la richesse vers le haut était trop grossière pour de nombreux citoyens. Ils étaient menacés de précipiter la fin du monde en refusant de contribuer à la transition écologique, mais le pouvoir a ignoré que, pour une majorité sociale, la "fin du mois" est un problème beaucoup plus immédiat et oppressif. De nombreux Français, notamment dans les provinces et les périphéries urbaines, doivent utiliser une voiture tous les jours pour travailler ou faire leurs courses. Le coût d'utilisation quotidienne d'une voiture peut être très élevé et représenter facilement un tiers d'un salaire médian de 1400 euros si on y additionne la taxe de circulation, les assurances, les taxes municipales et le carburant. Une augmentation de ces coûts peut suffire à expulser un très grand nombre de citoyens de la "classe moyenne". Le diagnostic immédiat de beaucoup de bonnes âmes de gauche devant ce mouvement est qu’il s’agit d’un «mouvement petit-bourgeois typique» plus ou moins fasciste, que l’on peut identifier à certains mouvements anti-fiscaux d’extrême droite tels que le poujadisme, quand ils ne représenteraient pas simplement la terreur du déclassement qu'exprime le personnage brechtien d'Arturo Ui. L'ampleur du soutien social au mouvement et l'énorme diversité de ses expressions ne nous permettent pas d'arriver à cette conclusion.

La gauche aime l'impôt, elle l'aime trop. Pour elle, l'impôt est le sang de l'État et l'État est le moyen privilégié de transformation sociale. Peu importe qu’aujourd’hui l’État soit le principal agent de la dépossession de la société quand il privatise massivement des biens communs, ou que l'impôt soit aujourd’hui utilisé pour payer la dette financière de l’État avec une priorité absolue sur toute dépense sociale. La fétichisation de l'Etat par la gauche empêche la gauche de percevoir un mouvement de la multitude comme celui qui se déroule en France. L’identification de la gauche avec l’État se soutenait dans  les diverses expressions historiques de la gauche, y compris le socialisme réel d'Union soviétique, dans le mythe de la classe moyenne. Le sociologue espagnol Emmanuel Rodríguez a déclaré dans un livre récent: "L’État est la classe moyenne". Il s'agit d'une thèse forte qui possède une grande valeur explicative par rapport à la réalité que nous vivons. Le dispositif  "classe moyenne" est en effet l'instrument le plus efficace des classes capitalistes organisées en 'État pour rendre la lutte des classes invisible et la gauche est elle-même un élément fondamental de ce dispositif. La gauche est le résultat historique de la perte d'autonomie d'un mouvement ouvrier dont les dirigeants ont été cooptés par un secteur "radical" de la classe politique bourgeoise. En partageant la position de ce secteur dans les appareils d'État ainsi que leur idéologie, la gauche a historiquement contribué à transformer les problèmes d'exploitation et de lutte de classe en problèmes de droits et de revenus, créant ainsi l'image d'une grande classe moyenne soutenue par l’État médiateur qui constitue la base sociale de ce même État, qu’il s’agisse de l’État-providence occidental ou de «l’État stalinien». Quand disparaissent les conditions de répartition de la richesse qui rendent possible le fonctionnement du dispositif "classe moyenne", ce n'est pas seulement le gouvernement en place qui est en danger, mais également le système de domination, y compris ses appareils d'États "de gauche" (partis et syndicats).

Les gilets jaunes mettent en scène un retour du réel de la lutte de classe dans une crise sans précédent de la classe moyenne et de l'État dont celle-ci est l'expression. Naturellement, la lutte des classes n’est plus celle des ouvriers, elle ne se situe pas directement au niveau du salaire: c’est la lutte d’un nouveau travailleur mobile, flexible, précaire, unie à celle de secteurs de la petite bourgeoisie (commerçants, petits entrepreneurs) dont le destin n’est pas matériellement très différent de celui des précaires. Il s’agit d’une lutte anti-fiscale contre un impôt qui n’est plus utilisé pour redistribuer la richesse, mais pour la pomper vers le haut de l'échelle sociale, au profit d’une minorité de plus en plus réduite. Il s’agit d’une lutte qui se déroule dans l'ensemble de la société, dans un espace qui n'est plus un espace spécifique de travail comme l'usine ou le bureau, d’une lutte qui exige des droits déconnectés du travail, même dans de nombreux cas, un revenu de la citoyenneté. Cette lutte a été activement rejointe la semaine dernière par des étudiants, dont l'horizon, si rien ne change, est également marqué par la précarité. Toni Negri a affirmé dans un article récent que l'actuel mouvement français rappelait plus que d'autres mouvements sociaux qui possédaient un certain horizon utopique, les "révoltes des prisons". Des révoltes où le manque d'espoir est manifeste, où le corps s'affirme contre les forces qui le détruisent. Et c'est à une prison que ressemble la vie des très nombreuses personnes qui passent plusieurs heures par jour enfermées dans une voiture pour se rendre au travail, restent enfermées pendant de longues heures dans un lieu de travail, circulent dans l'espace contrôlé d'un supermarché et rentrent chez eux, dans un environnement de banlieue qui ne favorise aucun type de vie sociale. Cet enfermement, ce manque de perspectives, cette lourdeur et cet ennui marquent l’existence de majorités sociales que le pouvoir ignore. La révolte contre ce cadre de vie qui constitue une des caractéristiques principales de la quasi-insurrection que vit la France ces dernières semaines. Le blocage des flux de personnes et de marchandises reproduisent ce type de vie par des actions dans les ronds-points et les péages autoroutiers est, pour ces personnes en transit vers l'exclusion de la classe moyenne, un des rares moyens de recréer un lien social.

On a beaucoup parlé des éléments d'extrême droite présents parmi les gilets jaunes, mais leur présence, qui est inévitable, n'est pourtant pas hégémonique. Elle est inévitable, à cause du nihilisme qui les domine, mais elle n'est pas hégémonique justement à cause de la radicalité de ce même nihilisme. La France connaît aujourd'hui un moment de rejet du pouvoir et d'indignation face aux actes des pouvoirs publics. On n'assiste pas à une révolution, du moins au sens romantique, jacobin et léniniste du terme, mais à l'effondrement d'un régime. Lorsqu'un régime s'effondre, de nouvelles formes d'organisation de l'animal politique apparaissent, dans les réseaux mais aussi dans les points de blocage des vestes jaunes: des formes extérieures à la représentation  qui peuvent suivre des itinéraires politiques très différents. Rien n'est garanti, il n'y a pas de sécurité concernant le résultat final de "tout cela". Il n'est même pas possible de faire appel à la "multitude", qui n'est pas une personne, mais un processus ouvert d'interconnexions et de relations variables au niveau de la coopération matérielle et de la communication. On ne découvrira pas aujourd’hui que la multitude n’est pas angélique et qu’elle peut vivre des passions tristes. Spinoza disait d'elle: "Elle est à craindre quand elle n'a pas peur", mais Spinoza lui-même nous apprend que ce n'est que lorsque la multitude intervient d'une manière ou d'une autre dans le gouvernement qu'existent la liberté et la rationalité en politique.

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