(Conférence du 21 mars 2017 devant le Cercle Richelieu, à
Bruxelles)
Pour justifier mon titre, je me permettrai de commencer mon
intervention par la lecture d’un fragment d’un poème de Voltaire
qui a pour titre « Les systèmes » :
« Alors un petit Juif, au long nez, au teint blême,
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes, son maître,
Marchant à pas comptés, s’approcha du grand Être :
« Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tout bas,
Mais je pense, entre nous, que vous n’existez pas.
Je crois l’avoir prouvé par mes mathématiques. »
1. Introduction : une philosophie matérialiste est une
philosophie de la traduction
L’ironie suprême de Voltaire a bien saisi le scandale de ce
philosophe insolent, « moins lu que célébré » que fut
Baruch Spinoza. Baruch qui fut aussi Benedictus ou Bento, Benito ou
Benoît, son prénom hébraïque se traduisant dans les langues
classiques ou modernes de l’Europe. Le spinozisme est une
philosophie de la traduction radicale placée sous le signe de la
conjonction explicative latine « sive » :
« c’est à dire ». Benedictus, sive Baruch, ou
Deus sive Natura. Or, rien de moins innocent que les
traductions que nous propose Spinoza, puisque, comme le montre
Voltaire avec humour, l’existence de Dieu peut, par exemple, se
traduire en son inexistence.
Ce geste philosophique de la traduction radicale est aussi un geste
matérialiste : le refus de reconnaître une solidarité
d’essence entre le mot, l’idée et la chose. Une idée d’une
chose n’est pas une chose : comme Spinoza le dira dans son
Traité de la réforme de l’entendement, « l’idée
du cercle n’est pas circulaire » ou « l’idée du
chien n’aboie pas ». Ce n’est que cette distance de la
chose à son idée qui permet également de penser la distance entre
le mot et la chose, qui est la condition indispensable de toute
traduction. Si le mot collait à la chose, parce que l’idée que le
mot exprime communierait lui-même en essence avec la réalité de la
chose, les hommes vivraient leurs langues et leur cultures comme des
vases clos. La philosophie de Spinoza est, entre autres choses, une
pensée de l’ouvert et du traduisible, une pensée du commun des
hommes.
Il s’agit bien d’un matérialisme. Ni Kant ni Fichte ne se sont
trompés sur le compte de Spinoza : ils y ont reconnu l’opposé
de tout idéalisme possible, un matérialisme transcendantal. Si
l’idéalisme affirme que le Moi est originaire et le Non-moi est
dérivé, le matérialisme sera la thèse contraire, celle qui fait
du sujet, non une origine mais un effet. Spinoza est sans doute le
grand penseur de référence du matérialisme moderne dans la
tradition européenne. Il est à ce titre un penseur étonnant, que
le philosophe marxiste Antonio Negri qualifie d’ « Anomalia
selvaggia » et dont Louis Althusser, un des grands
responsables du renouveau spinoziste des années 70 en France, a dit
que sa philosophie était « la plus grande révolution
philosophique de tous les temps ». Ce caractère extraordinaire
de sa philosophie ne tient pas à la nouveauté de son vocabulaire
qui est celui de la philosophie et de la théologie scolastique et
cartésienne, mais à la re-signification qu’il opère sur les
principaux termes de cette tradition philosophique, celui de Dieu,
bien sûr, y compris. D’autre part, contrairement à la plupart des
penseurs matérialistes qui sont souvent des immoralistes ou des
libertins, Spinoza se pose en priorité un problème que ceux-ci
délaissent : celui de la bonne vie et du salut.
2. L’anomalie Spinoza : coordonnées historiques et
biographiques
Quel est donc cet étrange personnage qui a été à la fois abhorré
comme un monstre et présenté comme un modèle de sagesse ? Cet
« athée de système » comme l’appelle Pierre
Bayle, qui est aussi un « athée vertueux » comme le
reconnaît son biographe, le pasteur Colerus ? Une gravure
d’époque présente son portrait avec la légende « Iudaeus
et atheista », joignant ainsi l’anti-religion à une
dénomination confessionnelle. Une autre gravure nous le montre sous
les traits d’un révolutionnaire populaire, ce Massaniello, pécheur
du port de Naples qui avait pris la tête d’ une révolte populaire
contre le gouverneur espagnol. Juif il l’était de son origine, ce
Baruch Spinoza ou Despinoza. Un juif qui appartenait à une
communauté singulière dont il convient de dire quelques mots.
Spinoza est d’abord, par son origine, un Sépharade, un Juif
d’Espagne ou du Portugal, appartenant donc à cette culture juive
particulière qui s’était développée dans la péninsule ibérique
dès l’Antiquité, puis traversa les siècles de l’Espagne
wisigothe, puis musulmane, pour arriver à cette Espagne « des
trois cultures » dont les symboles sont la ville de Tolède et
le roi Alphonse X de Castille. Ce judaïsme a donné à la culture
juive un grand philosophe et théologien comme Maïmonide, le Saint
Thomas d’Aquin de la religion israélite, ou ce grand matérialiste
« aristotélicien de gauche » -selon Ernst Bloch- que fut
Ibn Gabirol, Avicébron pour les Latins, ou plus tard, ce grand
penseur et poète néoplatonicien de la Renaissance que fut Léon
Hébreu, l’auteur des Dialogues d’amour sans
parler des Kabbalistes que Spinoza appréciait peu, mais qui eurent
un grand rôle dans la culture européenne. Malheureusement
cette culture judéo-hispanique de très longue tradition fut brisée
par la création par les Rois Catholiques d’un État moderne qui,
dans un souci de contrôle des esprits, fit de la religion catholique
la seule acceptée et aboutit, en 1492, l’année de la découverte
de l’Amérique, à l’expulsion des Juifs du royaume
d’Espagne.
Beaucoup se retrouvèrent dans l’autre rive de la Méditerranée,
au Maroc ou dans d’autres régions du Maghreb, ou bien dans les
domaines du Grand Turc. D’autres s’installèrent au Portugal où
le roi leur accorda une tolérance intéressée, mais furent
contraints postérieurement à se convertir au catholicisme par la
contrainte. Beaucoup de ces nouveaux convertis, ne pouvant tolérer
la violence faite a leur conscience quittèrent le Portugal pour les
Pays-Bas. Ils y furent accueillis, mais non sans conditions. Un
décret des autorités de Hollande, inspiré par un avis juridique
(remonstratie) de Hugo Grotius admis les Juifs à
condition qu’ils se constituent formellement en communauté
religieuse israélite, suivant la règle générale d’une société
structurée par le principe des piliers (verzuiling). Cette
normalisation religieuse de la communauté juive ibérique ne fut pas
tache facile. La plupart de ces Juifs avaient vécu extérieurement
en chrétiens en Espagne et au Portugal et ignoraient tout du dogme
israélite. Ils durent donc, très vite, se constituer en communauté
religieuse, alors que l’identité de beaucoup d’entre eux était
demeurée ambiguë, puisque de longues années de simulation de la
foi chrétienne les avait éloignés du judaïsme sans pourtant les
approcher intimement de la nouvelle foi imposée. Certaines de ces
consciences déchirées virèrent même ver le libertinisme, à
l’instar de ces cas célèbres qui furent celui du docteur Juan de
Prado ou de ce personnage tragique que fut Uriel da Costa, contraint
au suicide face au choix entre sa conscience personnelle de dissident
matérialiste juif et une appartenance communautaire qui l’obligeait
à embrasser le dogme rabbinique, sous peine de ne plus avoir de
moyens de subsistance ni la moindre chance de se marier.
Le jeune Baruch était né dans une famille aisée de petits
commerçants qui importaient agrumes et fruits secs de la péninsule.
Il vivait à quelques pas de la maison de Rembrandt dans un quartier
qui n’était pas uniformément juif du centre d’Amsterdam. Il
reçut une formation religieuse dans l’école rabbinique et fut
très apprécié de ses maîtres pour son talent dans
l’interprétation de l’Écriture, mais il était, en même temps,
déjà en contact avec des dissidents religieux juifs et chrétiens
dont il s’était approprié certaines thèses. C’est ainsi qu’un
rapport d’agents secrets de l’Inquisition venus enquêter sur les
hérétiques d’Amsterdam fit état d’un « fulano de
Spinoza », Untel Spinoza qui dit que « Dieu n’existe
que philosophalement. » Il connut ainsi un détachement
progressif de la foi religieuse représenté par l’image du jeune
Spinoza affichant à la synagogue un petit sourire philosophique
pendant les offices. Il faut ajouter à cela qu’il se donna une
formation européenne en apprenant le latin et la philosophie
cartésienne chez l’ex-jésuite Franciscus Van den Enden. Ces
différents éléments de crise mûrirent pour précipiter, près la
mort de son père, Miguel, l’éloignement définitif de Bento de la
synagogue, qui, du côté des autorités fut marqué par son
excommunication solennelle (herem), assortie de toutes les menaces et
malédictions du rituel.
Expulsé de la communauté religieuse juive, Spinoza se trouvait en
marge d’une société organisée sur la base des piliers
(verzuiling). N’étant plus juif, il n’était pas pour
autant devenu chrétien. Et pourtant, l’image de Spinoza comme un
philosophe solitaire, éloigné de la société des humains est
fausse. Dès le début de sa nouvelle existence hors d’Amsterdam,
Spinoza fut en relation avec un cercle assez large de personnes, aux
Pays-Bas et à l’étranger dans lequel on comptait le chimiste
britannique Boyle, Oldenburgh, le secrétaire de la Royal Society de
Londres ou, vers la fin de sa vie, Leibniz. Il était également en
contact avec des personnages politiques de premier plan comme Jan de
Witt, le Grand Pensionnaire républicain de Hollande ou son frère.
Son cercle proche était cependant composé de dissidents, surtout
des dissidents de la réforme calviniste, les arminiens ou
collégiants et d’autres « chrétiens sans église »
dont L. Kolakowski nous a livré l’histoire.
Spinoza connecte dès le début sa propre rupture religieuse avec
d’autres ruptures dissidentes, en créant un véritable cercle qui
sera un espace de liberté en rupture. Ce cercle sera un réseau de
relations intellectuelles, mais aussi un cercle d’amis dont la
correspondance de Spinoza nous porte témoignage. Ce penseur
faussement solitaire partage sa solitude et la rend en quelque
manière universelle. Sa solitude a pour contenu une recherche
partagée sur une réalité qui n’a plus un sens immédiat,
socialement reconnu. Le monde est à reconstruire à partir d’une
solitude paradoxale, qui, comme celle de Dieu, n’est pas un
isolement mais la capacité même de construire et de penser
librement une trame infinie de relations. Si la solitude de Descartes
avait dirigé le penseur vers Dieu comme le garant ultime de toute
vérité, celle de Spinoza le portera vers le monde, vers l’univers
ouvert de la science et de la philosophie, mais aussi de la politique
et de l’histoire, par opposition au monde clos de la religion qui
est dominé par le préjugé téléologique, l’idée que l’univers
est régi par des causes finales et, en dernier ressort par la
volonté d’un Dieu conçu comme un souverain. Nous essaierons ici
de montrer comment Spinoza s’est efforcé de se placer à ce point
de vue totalement original qui est celui de Dieu, un point de vue
d’où tout est visible et connaissable sauf ce Dieu qui serait
transcendant à l’univers et aux humains et leur donnerait des
lois. De ce point de vue de Dieu, nous reconnaîtrons que Dieu est
nécessairement athée.
3. La philosophie spontanée de la conscience : le cercle des
ignorances
Dans le but que nous nous sommes donnés, il nous faudra commencer
par lire une partie de l’Éthique, la grande œuvre de
Spinoza qui a la réputation d’être « difficile » à
cause des concepts qui s’y déploient, mais aussi en raison de
l’ordre de démonstration dont Spinoza se sert : l’ordre
géométrique, celui de la géométrie d’Euclide, un ordre formel
strict qui démontre des propositions sur les figures et leurs
propriétés en les « produisant » à partir de
définitions et de notions communes ou axiomes. La première partie
de l’Éthique démontre -nous reprenons le résumé de
Spinoza- que « Dieu existe nécessairement, qu’il est
unique ; qu’il est et agit par la seule nécessité de sa
nature ; qu’il est la cause libre de toutes choses ; et
en quelle manière il l’est, que tout est en Dieu et dépend de lui
de telle sorte que rien ne peut ni être ni être conçu sans lui ;
enfin que tout a été prédéterminé par Dieu, non certes par la
liberté de la volonté, autrement par un bon plaisir absolu, mais
par la nature absolue de Dieu, c’est à dire sa puissance
infinie. » (Appuhn,
p.61) Voilà produite une série de thèses qui sont celles d’une
philosophie de l’immanence absolue, mais des thèses formulées en
faisant intervenir le grand signifiant traditionnel de la
transcendance religieuse ou philosophique : Dieu. La première
partie de l’Éthique sera une reformulation, une redéfinition, une
nouvelle production du concept de Dieu qui va à l’encontre de
toutes les évidences de la religion, des idéologies ou des
philosophies courantes. Un Dieu qui est à la fois cause libre de
toutes choses par sa puissance qui s’identifie à la nécessité de
sa nature n’est pas quelque chose d’immédiatement
compréhensible. Pour ce faire, il faut en produire le concept, mais
cette production rencontre elle-même certains obstacles dans les
préjugés, dans le massif de représentations idéologiques qui est
le cadre général de notre vie et qui constitue notre conscience.
Spinoza s’efforcera d’exposer dans l’appendice de la Partie I
de l’Ethique (De Deo, de Dieu) pourquoi les démonstrations
de cette partie du livre ne sont pas évidentes malgré leur vérité.
Pour cela, il ne fera pas appel à la simple ignorance, à un
prétendu vide de savoir. Pour Spinoza, il n’y a pas de vide dans
la nature, ni au niveau des corps, ni au niveau des idées. Ce qui
fait obstacle à la production du vrai est une réalité celle d’un
« monde » vécu de préjugés cohérents entre eux qui
constituent à la fois notre conscience immédiate de nous-mêmes et
des choses, et une relation imaginaire à nos conditions d’existence
réelles. La fermeture sur elle-même que suppose la conception du
monde immédiate ne pourra être dépassée que par la production
d’autres concepts qui, eux, ne dérivent pas des notions
imaginaires d’une conscience naïve et dont le modèle est cet
appareil de production de vérités au moyen d’autres vérités que
nous apporte la première science que l’humanité ait jamais
découverte : la géométrie.
Laissons donc Spinoza nous exposer le principe de cet univers qui est
le notre, le préjugé qui lui sert de base, qu’il énonce comme
suit : « les hommes supposent communément que toutes les
choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d'une fin, et
vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers
une certaine fin ; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue
de l'homme et qu'il a fait l'homme pour que l'homme lui rendît un
culte. » (Appuhn, 61). Ce préjugé, à son tour, repose sur
deux faits qu’il est aisé de constater : « il
suffira pour le moment de poser en principe ce que tous doivent
reconnaître : que tous les hommes naissent sans aucune
connaissance des causes des chose, et que tous ont un appétit de
rechercher ce qui leur est utile, et qu’ils en ont conscience. De
là suit : I° que les hommes se figurent être libres, parce
qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne
pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont
disposés à appéter et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance.
Il suit : 2° que les hommes agissent toujours en vue d'une fin,
savoir l'utile qu'ils appètent. D'où résulte qu'ils s'efforcent
toujours uniquement à connaître les causes finales des choses
accomplies et se tiennent en repos quand ils en sont informés,
n'ayant plus aucune raison d'inquiétude. » (Appuhn, 62).
Spinoza décrit ainsi le cadre d’une ontologie imaginaire de base :
le sujet libre qui règles sa conduite sur des fins et des choses
qui, également, se trouvent ordonnées à des fins, que ce soient
celles de l’homme ou celles, plus obscures, de Dieu. Ceci
s’accompagne d’une épistémologie, d’une doctrine sur la
connaissance qui est entièrement axée sur la question de la
finalité. Elle ne se pose donc pas la question « Qu’est-ce
que c’est ? » ou « Comment cela s’est-il
produit ? » qui seraient les questions de l’essence et
de la cause, mais sur la seule question « À quoi ça sert ? »
Pour faire comprendre les effets de ce décalage entre notre
conscience de notre propre désir et de ses objets et l’ignorance
de leurs causes, Spinoza nous raconte une brève histoire qui est
celle de notre conscience, mais aussi celle qui est à la base des
religions et de la plupart des philosophies. Cette histoire commence
par une rencontre : « Comme, en outre, ils trouvent en
eux-mêmes et hors d'eux un grand nombre de moyens contribuant
grandement à l'atteinte de l'utile, ainsi, par exemple, des yeux
pour voir, des dents pour mâcher, des herbes et des animaux pour
l'alimentation, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir des
poissons, ils en viennent à considérer toutes les choses existant
dans la Nature comme des moyens à leur usage. »(Appuhn, 62).
Le préjugé finaliste s’inscrit en nous avec l’évidence de ce
qui nous est le plus proche «des yeux pour voir, des dents pour
mâcher », de notre corps même conçu comme un ensemble
d’instruments disposés en vue d’une fin. De proche en
proche, c’est la nature tout entière qui est vue comme ordonnée à
l’utilité de l’homme.
Or, comme il se trouve que ces prétendus moyens disposés en vue des
fins humaines n’ont pas été produits par les hommes, « ils
ont tiré de là un motif de croire qu'il y a quelqu'un d'autre qui
les a procurés pour qu'ils en fissent usage. Ils n'ont pu, en effet,
après avoir considéré les choses comme des moyens, croire qu'elles
se sont faites elles-mêmes, mais, tirant leur conclusion des moyens
qu'ils ont accoutumé de se procurer, ils ont dû se persuader qu'il
existait un ou plusieurs directeurs de la nature, doués de la
liberté humaine, ayant pourvu à tous leurs besoins et tout fait
pour leur usage. N'ayant jamais reçu au sujet de la complexion de
ces êtres aucune information, ils ont dû aussi en juger d'après la
leur propre, et ainsi ont-ils admis que les Dieux dirigent toutes
choses pour l'usage des hommes afin de se les attacher et d'être
tenus par eux dans le plus grand honneur ; par où il advint que
tous, se référant à leur propre complexion, inventèrent divers
moyens de rendre un culte à Dieu afin d'être aimés par lui
par-dessus les autres, et d'obtenir qu'il dirigeât la Nature entière
au profit de leur désir aveugle et de leur insatiable avidité. »
(Appuhn, 62) Nous assistons donc à la projection généralisée du
désir humain sur l’ensemble de la nature, mais aussi sur la cause
supposée de celle-ci : les Dieux ou recteurs de la nature. Nous
avons ainsi, à côté d’une ontologie naïve, une théologie naïve
également fondée sur l’imagination.
Le problème de cette théologie est sa grande fragilité, le fait
que bien des rencontres d’une vie humaine semblent contredire
l’idée que le monde ait été créé pour l’homme : «
Parmi tant de choses utiles offertes par la Nature, ils n'ont pu
manquer de trouver bon nombre de choses nuisibles, telles les
tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont
admis que de telles rencontres avaient pour origine la colère de
Dieu excitée par les offenses des hommes envers lui ou par les
péchés commis dans son culte ; et, en dépit des protestations de
l'expérience quotidienne, montrant par des exemples sans nombre que
les rencontres utiles et les nuisibles échoient sans distinction aux
pieux et aux impies, ils n'ont pas pour cela renoncé à ce préjugé
invétéré. Ils ont trouvé plus expédient de mettre ce fait au
nombre des choses inconnues dont ils ignoraient l'usage, et de
demeurer dans leur état actuel et natif d'ignorance, que de
renverser tout cet échafaudage et d'en inventer un autre. »
(Appuhn 62)
C’est ainsi que procède cette véritable méthode circulaire de
recherche qui va de l’ignorance à l’ignorance. Spinoza reprendra
pour l’illustrer un exemple célèbre de la Physique d’Aristote :
« Si, par exemple, une pierre est tombée d'un toit sur la tête
de quelqu'un et l'a tué, ils démontreront de la manière suivante
que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n'est pas
tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de
circonstances (et en effet il y en a souvent un grand concours)
ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous
cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l'homme passait
par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce
moment ? pourquoi l'homme passait-il par là à ce même instant ? Si
vous répondez alors : le vent s'est levé parce que la mer, le jour
avant, par un temps encore calme, avait commencé à s'agiter ;
l'homme avait été invité par un ami ; ils insisteront de nouveau,
car ils n'en finissent pas de poser des questions : pourquoi la mer
était-elle agitée ? pourquoi l'homme a-t-il été invité pour tel
moment ? et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche
sur les causes des événements, jusqu'à de que vous vous soyez
réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance. »
Or ce théâtre de l’ignorance, qui n’est pas du tout un vide,
mais un monde, celui que nous vivons d’ordinaire et, également,
notre forme de vie la plus commune produit bien sûr des effets dans
la pratique : d’abord, des effets de soumission aux Dieux,
mais dans un deuxième moment, quand le préjugé s’organise en
discours et en méthode d’argumentation par l’ignorance, la
soumission aux Dieux devient soumission à des hommes, aux prêtres
et aux souverains de ce monde. La superstition, cette volonté de
faire de l’ignorance, non une limite naturelle de la connaissance,
mais une connaissance effective, se donne un cadre social qui la
reproduit avec des interprètes officiels de la volonté de Dieu et
des gouvernants qui gouvernent au nom de Dieu. La principale
expression politique de ce régime superstitieux est celle qui nous
présente le pouvoir comme le plus éloigné de la multitude des
citoyens : la monarchie. La monarchie est pour Spinoza, ce
penseur républicain même en métaphysique, l’aboutissement
politique de la superstition, cette véritable aliénation par
laquelle le désir des individus était transféré dans une supposée
volonté divine. Dans la matrice théologico-politique du pouvoir, la
superstition est entretenue par le pouvoir, mais en même temps, elle
en est le soutien principal. Comme le dira Spinoza dans le Traité
théologico-politique : « Mais si le grand secret du
régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes
et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser,
afin qu'ils combattent pour leur servitude, comme s'il s'agissait de
leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut
point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité
d'un seul homme, on ne peut, en revanche, rien concevoir ni tenter de
plus fâcheux dans une libre république, puisqu'il est entièrement
contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit
asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte. »
(T.th-p, II. 7)
On comprend mieux désormais l’enjeu surtout pratique de la
philosophie de Spinoza, dont l’ouvrage principal ne s’appelle pas
par hasard « Ethica ». Il s’agit de sortir de ce cercle
vicieux de la conscience finaliste qui ne voit dans la nature que des
fins et des sujets libres, dans la mesure où s’y articulent la
conscience du désir et l’ignorance des causes. Dans ce discours
théologique ou théologico-politique, la connaissance par les causes
est remplacée par le jugement moral ou par d’autres jugements de
valeur sur la nature ou sur les hommes qui fonctionnent sur la base
d’oppositions binaires : bon-mauvais, beau-laid,
ordonné-désordonné. Comment sortir de ce déliré ordonné (au
double sens du terme) et entrer dans le savoir des causes ?
4. La sortie du labyrinthe : la traduction de la conscience à
la science
Spinoza nous donne une première et précieuse indication :
« Ils ont donc admis comme certain que les jugements de Dieu
passent de bien loin la compréhension des hommes : cette seule cause
certes eût pu faire que le genre humain fût à jamais ignorant de
la vérité, si la mathématique, occupée non des fins mais
seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait fait
luire devant les hommes une autre norme de vérité ; outre la
mathématique on peut assigner, d'autres causes encore (qu'il est
superflu d'énumérer ici) par lesquelles il a pu arriver que les
hommes aperçussent ces préjugés communs, et fussent conduits à la
connaissance vraie des choses. » (Appuhn, 63)
Il existe donc un moyen de sortir de ce labyrinthe spéculaire où
l’ignorance de l’homme se reflète dans une ignorance d’un
ordre supérieur qui se nomme « volonté » de Dieu. Un
moyen qui a déjà été pratiqué, mais que pourrait aussi être
profitable hors de son domaine d’application initial. Face à un
monde qui se révélerait à nous comme un ensemble de fins qui
demanderait à être lu ou interprété comme un texte ; il est
possible de concevoir le monde et Dieu lui-même comme quelque chose
dont le concept peut être construit et dont les propriétés peuvent
être démontrées, comme une réalité qui peut se comprendre par
des causes.
On n’abandonne pas, cependant, ces objets dont nous parle cette
première ontologie téléologique, mais on soumet leur connaissance
à une rectification qui nous permettra de sortir du cercle des
évidences qui ne sont que les nôtres et qui ne peuvent donc ni se
traduire ni être vraiment partagées, pour fonder notre connaissance
sur des notions communes qui sont toujours vraies, ne dépendant pas
des rencontres que nos faisons mais de ce que nous sommes en tant que
corps et esprits faisant partie d’une nature commune. Une nature
qui ne s’unifie pas sous le commandement d’un Dieu extérieur,
mais par la puissance commune qui s’y exprime, qui est elle-même
identique à l’essence et à la puissance de Dieu. Il n’y a pas
de doute méthodique ni métaphysique chez Spinoza, pas de
scepticisme comme étape nécessaire à l’acquisition du vrai.
Seule la puissance de l’entendement (potentia nativa intellectus)
exprimée par la puissance de l’idée vraie « que nous
avons » (habemus enim ideam veram) tient lieu de méthode.
Cette méthode du vrai, cette progression du vrai à partir du vrai
sera la seule à même de libérer l’esprit de la connaissance
imaginaire et de produire un savoir vrai. Ce savoir vrai sera aussi
un savoir sur son autre (verum index sui et falsi : le vrai est
l’indice de soi-même et du faux) sur la connaissance imaginaire
qui, à la fois empêche l’éclosion du vrai et sert à celui-ci de
matière première, de sol.
La méthode de l’Éthique est donc polémique, puisqu’elle oppose
des thèses et des normes de vérité différentes, mais en même
temps elle investit les notions de son autre imaginaire pour leur
donner un autre sens, rationnel. Le centre de la forteresse
théologique et politique autour de laquelle s’organise l’espace
de l’univers téléologique, du monde donc tel que nous l’imaginons
ou le vivons, est le concept de Dieu. Dieu est donc le premier objet
sur lequel l’Éthique va se pencher, pour ensuite aborder l’esprit
humain et les passions humaines et nous offrir une perspective de
salut rationnel. Dieu, dans le cadre de l’ordre géométrique n’est
pas un objet qui nous est donné, l’objet d’une expérience,
mais, conformément à la discipline euclidienne, l’objet d’une
définition : « J'entends par Dieu un être absolument
infini, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité
d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
(EI, def VII)
Dieu est donc défini. Il est avant tout une substance. La substance,
est, pour toute la métaphysique d’origine aristotélicienne et
cartésienne, le nom de toute réalité séparée, de toute chose à
laquelle nous pouvons attribuer des qualités ou de laquelle nous
pouvons prédiquer des attributs. Une substance est, par exemple, une
de ces réalités qui se présentent à notre conscience comme
porteuses d’une finalité, comme « les dents pour mâcher ou
les yeux pour voir ». D’après cette conception imaginaire de
la substance, nous mêmes nous sommes des substances, puisque nous
percevons notre propre existence comme séparée grâce à la
conscience que nous avons de notre volonté libre. C’est la
projection d’un désir ignorant de ses causes qui sert de modèle à
tout un univers composé d’objets (ou de sujets) indépendants et
caractérisés par une fin.
La définition de Dieu comme substance infinie viendra cependant
bouleverser ce cadre téléologique commun aux métaphysiques naïves
de l’imagination, aux religions et aux métaphysiques savantes. Si
Dieu est une substance infinie, plus rien d’autre ne peut le
limiter, surtout pas la réalité finie. Si Dieu était distinct de
la réalité finie et extérieur à elle, celle-ci limiterait
l’infinité divine et rendrait l’infini fini. Il ne peut donc pas
exister d’infini transcendant. Par conséquent, les réalités
finies sont comprises en Dieu et ne sont pas des substances. Ce sont
des expressions finies de Dieu que Spinoza appelle des « modes ».
C’est dans les modes que s’exprime l’essence infinie de Dieu :
l’infini s’exprimant comme une infinité de finitudes. En outre,
ces modes appartiennent à Dieu en tant qu’il exprime une essence
infinie. Or cette essence se décline en une infinité de registres
qualitatifs de l’être irréductibles entre eux. Les réalités
différentes qui se conçoivent comme infinies, telles la Pensée ou
l’Étendue, conviennent à Dieu et en constituent les infinis
attributs. Les attributs constituent Dieu, autrement dit, ils
l’expriment sans résidu : Dieu n’est que l’infinité de
ses attributs. Il n’y a donc pas de distinction réelle entre la
substance et les attributs. Mais Dieu ne s’exprime que dans une
infinité de modes finis correspondant aux différents attributs. Il
n’y a pas de Dieu transcendant au monde fini, mais il n’y a pas
de réalité finie qui ne soit l’expression de l’essence et la
puissance de Dieu à un certain degré (c’est le sens originaire de
modus en latin : degré ou quantité). Si la réalité finie
n’est pas substantielle, elle est nécessairement en Dieu. Dieu,
nous dit Spinoza : « est cause immanente mais non
transitive de toutes choses. » (EI, p. 18), ce qui veut dire
que, en Dieu -en Dieu, qui s’exprime en une infinité de réalités
finies- chaque chose se constituera à travers des rencontres qui
pourront configurer des relations complexes, stables et capables de
durer, que Spinoza appelle des « individus ». Ce qui se
présentait avant, dans notre ontologie naïve comme une chose, se
présente comme une relation complexe, déterminée par des causes,
mais capable également de produire ses propres effets. Tout ce qui
existe s’affirme activement dans l’être et fait partie de
l’affirmation absolue qu’est Dieu. En cela, nous, qui ne sommes
pas des substances, n’avons comme substance que Dieu lui-même.
Nous sommes Dieu. Spinoza dira « Deus quatenus », Dieu en
tant que Pierre, Marie ou Paul ou ce chien, ce caillou, ce nuage…
Conclusion :
le vertige de la liberté
Au terme de cette traduction du langage de l’imagination dans celui
de l’entendement, les entités de l’univers finaliste sont vues
comme des parties d’une nature infinie identique avec Dieu qui,
n’étant pas des substances sont des nœuds de relations. La
géométrie, la mathématique en général, ne connaissent que des
entités constituées par des relations. Ces relations sont, en
outre, causales, productives : elles déterminent l’existence
ou l’inexistence d’un être fini. L’univers de Spinoza n’est
pas soumis au bon vouloir d’un Dieu monarque, mais aux lois
immanentes de la nature. Or ce déterminisme du complexe, où toute
détermination est à son tour déterminée par une infinité de
causes (surdétermination), est aussi l’espace d’une liberté
effective. Il s’agit d’une liberté qui ne s’exprime pas dans
le choix, mais dans l’action, dans l’agir qui est en chacun de
nous la puissance absolue de Dieu. Ni Dieu ni l’homme ont dans ce
contexte un fondement, une garantie : Dieu, à l’instar de
toute réalité active où Dieu exprime son essence, sont des
affirmations absolues. La théologie chrétienne dit de chacune des
personnes de la Trinité qu’elle est « anarchos »,
sans principe, mais également sans garantie. Cette liberté
anarchique et immanente aux corrélations de forces de la nature nous
donne un certain vertige. Cette liberté nous situe dans le point de
vue du Dieu que nous sommes, ce Dieu qui n’a pas de Dieu ni d’ordre
moral au dessus de lui, ce Dieu libre et athée.